La
voie royale à l’inconscient, voici le terme employé par Freud pour définir le
rêve. Nous allons dans ce chapitre explorer le monde onirique et observer le
monde extérieur en nous positionnant au croisement de ces deux mondes.
“L'inconscient est la véritable
réalité psychique, dans sa nature intime et il est aussi inconnu pour nous que
la réalité du monde extérieur” S.Freud.
Cette
voie royale est loin d’être une route dégagée, paisible et ensoleillée ;
elle est une route étroite, une succession de ramifications en petits chemins
aux profondes ornières. Des chemins sous un épais ombrage d’une forêt dense ou
la clarté n’est pas de mise et sans panneaux indiquant l’orientation à suivre.
Les sentiers se divisent en sentes ou parfois les pentes sont si vertigineuses qu’il est impossible de
faire demi-tour ou même de regarder en arrière. Seul des échantillons du monde
extérieur viennent mettre en scène un chaos souvent indéfinissable et incompréhensible,
un chaos souvent résumé par : « J’ai fait un rêve bizarre ». Mais
tout n’est pas sombre dans le rêve, Bergson parle de « quelques points
brillants », même s’il n’a pas de lien proprement dit avec Freud, Bergson
(Philosophe Français né à Paris) se pose une question profonde sur le
rêve :
«
Voici donc un rêve. Je vois toute sorte d’objets défiler devant moi ; aucun
d’eux n’existe effectivement. Je crois aller et venir, traverser une série
d’aventures, alors que je suis couché dans mon lit, bien tranquillement. Je
m’écoute parler et j’entends qu’on me répond ; pourtant je suis seul et je ne
dis rien. D’où vient l’illusion ? Pourquoi perçoit-on, comme si elles étaient
réellement présentes, des personnes et des choses ? »(1).
Et
Freud, à cette même époque, en 1899 publie « L'Interprétation du rêve »
(Die Traumdeutung) ou « L'Interprétation des rêves », mais daté par
l'éditeur de 1900. Ce livre représente un moment fondateur de la psychanalyse
au début du XXème siècle. Freud s'intéressait à ses propres rêves depuis
longtemps, bien avant de se lancer dans l'aventure de son livre sur « la Traumdeutung »
proprement dit, une lettre à sa fiancée Martha Bernays du 19 juillet 1883 parle d'un “carnet de notes personnelles sur
les rêves” composé à partir de son expérience »(2).
De
même, Freud s'intéresse très tôt aux rêves de ses patients. Au-delà d'utiles
indications sur ce que ceux-ci, consciemment ou non, « dissimulaient » à leur
médecin, Freud en vient à penser que les mécanismes de production du rêve sont
homologues aux mécanismes de production du symptôme. Puis il admet que cela
n'était pas limité aux structures pathologiques, l'analyse des rêves pouvant
constituer « une méthode puissante d'élucidation des processus psychiques
eux-mêmes », et il note et analyse dès lors ses propres rêves. L'élaboration du
livre durera presque quatre années, du printemps 1896 à fin 1899.
(1)
« Le rêve »
est un court texte de Bergson tiré d’une conférence qu’il a prononcée en 1901.
(2)
Roudinesco
et Plon, entrée : « Interprétation du rêve (L') », p. 763.
Stefan
Zweig (écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien né en 1881)
parle de Freud au sujet de son étude sur le rêve et précise «il est temps de
remarquer le travail de Freud […] Ce qu’il faut admettre c’est que son travail
a transformé notre sphère intérieure ». En effet, le processus de
transformation opéré par le rêve est un mécanisme dynamique et ce mouvement,
que nous a révélé Freud, est au cœur d’un rapport d’échange entre le psychisme
et le monde extérieur. Il y a le monde extérieur qui agit sur le Moi, une
partie est refoulée, l’autre est enregistré par un processus inconscient et tout ce matériel tente à
nouveau d’agir sur environnement extérieur et à en modifier son état. Il y a là
une notion qui me fait à nouveau penser au principe de la relativité d’Einstein,
où le mouvement et le temps sont liés. Le Moi développe sa présence intérieure
en utilisant le monde extérieur et marque de son empreinte ce
monde extérieur, Lacan parle de l’extimité, par opposition à l'intimité, est,
tel qu'il a été défini par le psychiatre Serge Tisseron, le désir de rendre
visibles certains aspects de soi jusque-là considérés comme relevant de
l'intimité. Il est constitutif de la personne humaine et nécessaire à son
développement psychique - notamment à une bonne image de soi. En cela,
l'extimité doit être distinguée de l'exhibitionnisme qui est pathologique et
répétitif, inscrit dans un rituel morbide. Dans un sens différent mais tout
aussi lié à Lacan, le mot "extime" peut être utilisé pour traduire le
mot anglais uncanny, utilisé notamment pour décrire le concept de la vallée
dérangeante (de l'anglais uncanny
valley, qui est une théorie du roboticien japonais Mori Masahiro, publiée pour
la première fois en 1970, théorie très intéressante autour de la réflexion que
ce que nous créons peut nous sembler étranger et devenir familier). « Extime »
désigne ce qui est tourné vers le dehors, en prise sur les événements
extérieurs. C’est dans un sens analogue que Jean Echenoz utilise « extime »
dans son premier roman, Le Méridien de Greenwich en 1979. Il fait de Byron, son
héros, un personnage : « sans attache sensible, sans ancrage particulier. Ne
s’attardant ni aux objets ni aux décors, il traversait l’espace avec une inattention
sincère. Jamais il n’avait pu acquérir la notion de domiciliation, se mouler à
l’impératif civique du lieu privé, intime, adhésif. […] Ainsi, à Paris, son
bureau du boulevard Haussmann et son appartement de la rue Pétrarque, pôles
rigoureux d’une quotidienneté binaire, lui étaient également familiers et
étrangers, intimes autant qu’extimes, semblables en cela, par exemple, à une
cabine d’ascenseur, à la salle d’attente d’un dentiste ou à la terrasse d’un
tabac du quai Voltaire».
Je
note dans cet extrait de Jean Echenoz (écrivain, né dans le Vaucluse en 1947),
que la notion espace/temps est une fois de plus révélatrice d’un mécanisme
psychique liant le monde extérieur au monde intérieur. En résumé, le Moi se développe, se construit
par superposition de couches (comparable à un oignon) à travers le temps par
des expériences chronologiques. Puis le rêve puise dans les ressources du Moi
le matériel lui étant nécessaire afin « d’élaborer » une expérience
onirique en y ajoutant un grand ensemble d’éléments refoulés, pour enfin
projeter à nouveau vers le monde extérieur un matériel
« personnalisé ». Dans ce processus,
l’intimité s’investit dans l’élaboration d’une projection, certainement afin de
trouver un peu de soi (donc de Moi) dans le monde extérieur. Je note à ce
sujet, le mouvement social des gilets
jaunes, ne serait-il pas une volonté revendiquée d’un désir
d’extime ? Dans le but de vivre
dans un monde extérieur qui correspond plus à un monde psychique intérieur là
où l’intimité deviendrait un projet de partage commun (je prends comme exemple
le système capitaliste qui offre à loisir et sans limites la possibilité d’assouvir nos pulsions, grâce au
crédit
revolving,
au paiement en plusieurs fois sans frais, au marketing sauvage, à la
consommation de masse. Alors que notre surmoi nous rend une monnaie amère,
chargée de regrets et de culpabilité, de raisons et de réflexions économiques
ou même écologiques. Et ce rouage psychique, d’allers retours entre l’intérieur
et l’extérieur, incluant le matériel onirique, change de manière puissante à
une vitesse parfois imperceptible notre société, et dessine discrètement notre
avenir. Le rêve est donc une sorte de bricolage artisanal, non pas réalisé par
nos mains mais plutôt par notre appareil psychique, qui nous livre une
représentation en images une fois les censures et la barrière de contact
franchies. Ces images (et parfois, mais
très rarement, ces odeurs ou ces sons) se dissipent très rapidement. Les pensées
latentes s’assemblent en un matériel utilisé par le processus du travail du
rêve. L’appareil psychique arrange au mieux ce matériel afin qu’il soit
acceptable par la conscience, les associations sont le liant, et une fois
associé ce matériel tente de se rapprocher du processus primaire dont la libido
est l’énergie principale. Les processus secondaires quant à eux, tentent de
rendre compréhensible tout ce travail. Freud considère que le rêve est une
façon de penser, donc nous avons deux espaces de pensée : l’un dirigé par
la conscience, face au monde extérieur, avec un Moi qui négocie en permanence
avec le surmoi. Et l’autre où le monde extérieur n’interfère pas et qui laisse
le ça libre de s’exprimer, là où les pulsions et les processus primaires trouvent
leurs libertés absolues. Le rêve est
donc un témoignage de l’activité de la pensée, qui consiste à repenser ce qui
nous entoure, comme nous l’avons vu précédemment. Intéressons-nous maintenant à
la chimie qui opère entre ces deux systèmes de pensée, comment les deux
matériaux (l’un conscient et l’autre inconscient) fusionnent et se dissolvent.
Freud précise dans son étude que l’inconscient est intemporel et donc que le
rêve ne bénéficie pas de notion de temps comme la conscience en bénéficie.
Dans
un article de la Métapsychologie, Freud décrit les quatre propriétés qui
caractérisent le fonctionnement du système inconscient : absence de
contradiction, mobilité des investissements, intemporalité, substitution du
réel psychique au réel extérieur. Cela permet de comprendre comment s’effectue
le « travail » de déguisement du désir refoulé dans le rêve. Ce travestissement
permet à la fois au désir de s’exprimer confusément, sans se dire clairement,
ce qui provoquerait l’éveil, et contribue par-là à abaisser la tension
psychique. Rêve ou délire sont donc des formations de «compromis» entre
exigences pulsionnelles et exigences du Moi (1).
Nous
pourrions donc considérer que le temps quitte le sujet via son inconscient, que
le sujet élabore une nouvelle réalité dans un espace intemporel, et renvoie ce matériel
dans un espace à nouveau temporisé. A partir de différents éléments provenant
du monde extérieur et appartenant au commun, le fait d’introjecter ces
différents éléments dans une zone intemporelle qui est l’inconscient et de
travailler selon un mécanisme d’élaboration définit par Freud (le rêve) – ce
matériel renvoyé vers le monde extérieur est unique, comme filtré et transformé
en un élément nouveau qui ne sera jamais plus reproduit. Pour développer cette notion
« d’unique » qui est réalisable exclusivement grâce au passage temps
/ non-temps et non-temps / temps, je
vais prendre deux exemples, l’un biologique et l’autre historique.
(1)
Freud, Métapsychologie, L’inconscient, Paris,
Gallimard, 1968, trad. J. Laplanche et J.‑B. Pontalis, pp 96‑98.
Lors
du travail du rêve, les différents éléments ayant une similitude particulière
sont assemblés par un mécanisme de condensation. Chaque élément du rêve renvoie
à de nombreuses représentations. Ces représentations (le contenu latent) se
condensent pour échapper à la critique ; il y a là déguisement, réduction,
compression du rêve. Mais la condensation appelle également une autre remarque.
C'est dire que d'après la psychanalyse le rêve n'est pas simplement déterminé mais
bien plus surdéterminé, chaque élément du rêve renvoyant à plusieurs éléments
inconscients. Ce sont donc deux images qui se superposent en une et c’est
particulièrement cette dernière image qui est retenue. Cette image, étant
chargée d’une accumulation d’affects divers, sera déplacée de son contexte
affectif. Cela dans le but de pouvoir poursuivre le rêve et ne pas trop
déranger le surmoi afin de veiller à poursuivre le sommeil.
Puis
la figuration va théâtraliser l’ensemble des images retenues, Freud emploie le
terme en allemand de Darstellung du verbe darstellen: « présenter ».
L'inconscient ne peut faire passer un message, un contenu dans le rêve qu'en présentant
ce message sous forme d'image ou de scène animée, de telle sorte que le contenu soit acceptable
par la censure du rêveur. Puis enfin, une deuxième élaboration, dite
secondaire, va à nouveau organiser les images afin qu’elles soient plus
rationnalisées et non censurées. Le projet final sera le contenu manifeste du
rêve. Nous comprenons bien qu’il y a autant de versions manifestes que de
combinaisons du loto possibles car nous partons avec une grande quantité
d’éléments qui sont transformés aléatoirement en d’autres éléments puis à
nouveau aléatoirement organisés entres eux. Sachant que les éléments
appartenant aux expériences de chaque individu (source du contenue latent) sont
uniques - ou, s’ils sont communs, sont attachés à des affects différents - il
est aisé de penser qu’il n’y a pas deux rêves identiques. Des rêves tout aussi
différents que le sont les flocons de neige entre eux, le monde extérieur
commun est dans ce cas l’oxygène et l’hydrogène du flocon de neige (et si la
comparaison semble amusante, imaginez la quantité d’information qui fabrique un rêve quand on sait qu'un
seul mètre cube de neige contient environ 350 millions de flocons). Alors,
l’espace intemporel de l’inconscient bénéficie d’une quantité incroyable et
proche de l’infini de possibilités pour construire de manière aléatoire un rêve
et en faire un modèle unique jusqu’à la prochaine nuit. Et voilà la
particularité de l’homme, la particularité du vivant ! C’est à ce
moment-là que je cite mon exemple biologique qui concerne les abeilles : Dans
un espace contrôlé, si plusieurs ruches
sont installées proches de champs de lavande, les abeilles vont fabriquer un
miel de lavande – partageant l’espace mis à disposition. Les abeilles
butineront toutes le même nectar, elles auront toutes la même méthode de
fabrication du miel par régurgitation – et pourtant, sur l’ensemble de toutes
les ruches, aucun miel ne sera identique d’un point de vue chimique. Vous
pourriez me dire qu’il n’y a pas de rapport entre le psychisme qui élabore un
rêve et une abeille qui fabrique du miel, mais il y en a un : le temps.
Car ce qui fait qu’un miel est diffèrent, c’est la variabilité du temps entre
le butinage et l’élaboration du miel – et pour comprendre là où je veux en
venir, j’ai besoin de mon deuxième exemple.
Voici
un exemple historique qui corrobore le fait que chaque conception, quelle
qu’elle soit et liée au temps, est unique – sous couvert d’un dénominateur
commun (le miel pour les abeilles, le rêve pour le rêveur). Charlotte Beradt
(journaliste allemande née en 1907) a publié un registre qui regroupe plus de
trois cents récits de rêves livrés lors
de témoignages (rêves sous le IIIe Reich). La particularité de ce travail est
la période durant laquelle les témoignages ont été donnés, à savoir les rêves
de berlinois et berlinoises subissant le régime hitlérien de 1933 à 1939 sous
le troisième Reich. Charlotte Beradt a fait un rêve au début de l’année 1933
qui l’a conduite à se poser une question : de quoi rêvent mes semblables,
persécutés, malmenés et apeurés ? Voici sont récit :
"Je
me réveillais trempée de sueur, claquant des dents. Une fois de plus, comme
tant d'autres innombrables nuits, on m'avait pourchassée en rêve d'un endroit à
l'autre - on m'avait tiré dessus, torturée, scalpée. Mais cette nuit-là, à la
différence de toutes les autres, la pensée m'est venue que parmi des milliers
de personnes, je ne devais pas être la seule à avoir été condamnée de la sorte
par la dictature. Les choses qui remplissaient mes rêves devaient aussi remplir
les leurs - fuir par les champs à perdre haleine, se cacher en haut de tours
hautes à en donner le vertige, se recroqueviller tout en bas derrière des
tombes, les troupes de SS partout à mes trousses"(1).
Nous
sommes à ce moment-là (du rêve de Charlotte Beradt) trois jours après la
nomination d’Hitler à la chancellerie et Freud dépose un mois auparavant chez
son éditeur « Malaise dans la culture ». Nous voyons bien ici que les
intellectuels, à cette époque, pressentent quelque chose d’inquiétant et du
reste Hitler, trois mois après, est à la majorité de l’assemblée avec 44% et
ouvre vingt jours plus tard le premier camp de concentration nazi. Revenons-en
au travail de Charlotte Beradt, l’ensemble des témoignages présentent des rêves
très différents les uns des autres, certains sujets sont poursuivis – ou bien
torturés, persécutés – d’autres sont bourreau, ou collaborateurs – il y en a
même qui abandonnent leurs enfants et parfois d’autres se donnent la mort. Trois
cents rêves différents mais en lien avec une situation à venir et présente
menaçante, c’est exactement la même
histoire que nos abeilles ! Freud à ce sujet, concernant l’individuel et
le collectif d’un point de vue psychique écrit : "Chez l'homme
individuel, en cas de tension, seules les agressions du surmoi se manifestent à
très haute voix sous forme de reproches, tandis que les exigences, les
préceptes eux-mêmes restent souvent inconscients à l'arrière-plan. Les
amène-t-on à la conscience, il s'avère alors qu'ils coïncident chaque fois avec
les préceptes d'un surmoi-de-la-culture donné. Ici, pour ainsi dire, les deux
processus, le procès de développement culturel de la foule et celui qui est
propre à l'individu, sont régulièrement collés l'un à l'autre » (2).
(1)
Charlotte
Beradt. (Rêve de poursuite, p 7, cité par M.Leibovici)
(2)
Malaise dans
la Culture, à la page 85.
Il y a là collusion entre leur surmoi et les
prescriptions surmoïques perverses du régime. Il y a donc ici une temporalité
réelle, qui correspond au calendrier politique, la mise en place du régime
dictatorial mais il y a aussi dans l’intemporel de l’inconscient et à travers
le rêve, une prédiction d’un avenir
sombre probablement influencé par cet inconscient lui-même. Comment
expliquer que le rêve nous renseigne sur l’avenir ou peut nous sembler
totalement inapproprié à nos idéaux ?
Premièrement,
l’ambivalence des sentiments influence fortement le matériel onirique, Freud
dit que « le rêveur est un artiste », donc cet artiste dispose d’une
palette de couleurs dont chacune d’entre elle reflète un affect refoulé et laquelle une fois posée sur la toile révèle
une pensée jusque-là inconnue. Nous voyons ici à nouveau que le rêve pense, car
l’inconscient pense.
Freud
avait déjà bien compris ce mécanisme entre les instances liées à la temporalité,
en 1920 s'impose à lui le texte de "Au-delà du principe du plaisir".
C'est une des conséquences de la constatation, à l'occasion de la première
guerre mondiale, de rêves traumatiques chez les combattants et les anciens
combattants - le début de la deuxième topique et de l’étude dynamique entre
pulsion de vie et pulsion de mort (Eros et Thanatos).
Le
travail onirique a donc cette capacité de faire les choses, les défaire à
nouveau, pour les refaire encore dans un future proche ou éloigné. C’est un
passage dans un espace intemporel (l’inconscient) ou les éléments sont
immobilisés puis renvoyés, projetés dans la cascade du temps. Henri Bergson
(philosophe né à Paris en 1859) parle à
ce sujet de « ce qui se fait est solidaire de ce qui se défait ». Je
vais reprendre ici son exemple sur le vêtement accroché à un clou :
«Un
vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l’on
arrache le clou ; il oscille si le clou remue, il se déchire si la tête du clou
est trop pointue, il ne s’ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un
détail du vêtement, ni que le clou soit l’équivalent du vêtement ; encore moins
s’ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose. Ainsi, la
conscience est incontestablement accrochée à un cerveau mais il ne résulte
nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que
la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l’observation,
l’expérience, et par conséquent la science nous permettent d’affirmer, c’est
l’existence d’une certaine relation entre le cerveau et la conscience » (1).
(1)
Insuffisance
des doctrines, P39
« Ce
qui se fait est solidaire de ce qui se défait », tout comme le rêve. Faire
le rêve et le comprendre est lié, c’est-à-dire partir du contenu latent pour
aller vers le contenu manifeste – puis partir du contenu manifeste pour
remonter vers le contenu latent, c’est faire et défaire, cela forme un
ensemble. L’être humain est donc capable d’observer la transformation et son
monde extérieur se tisse avec cette notion de solidarité entre les éléments
faits et défaits. Il est donc concevable que le temps ait besoin d’intemporel
pour exister et l’espace onirique semble se prêter à cela. Je me pose une
question après cette réflexion au sujet de la temporalité du monde extérieur
construite à partir de notre monde inconscient et donc intemporel : le
temps ne prendrait il pas naissance dès lors qu’il y a du mouvement ? Supposant que l’inconscient est une matière
immobile, pourrait-elle être inerte ? Tout comme une clé USB, qui contient
de l’information mais sans aucun mouvement (comme un titre de musique inscrit
dans un dossier qui ne prend de sens qu’au moment où le temps crée un mouvement,
celui des notes de musique qui se succèdent pour créer une mélodie).
Il
y a une porte qui sépare l’inconscient du monde extérieur, les mécanismes de
défense parviennent à désactiver la temporalité d’une expérience afin de la
conserver dans un espace psychique intemporel de l’autre côté de cette porte
(comme l’exemple de la musique sur la clé USB, c’est un encodage binaire,
compressé, inerte). Cette porte nous la voyons pour la première fois à notre
naissance puis, aussi intrigante qu’elle puisse être, nos parents y placent un
gardien devant afin de nous protéger de l’inconnu – puis, de génération en
génération, cette porte reste fermée et ce qui se trouve derrière est la plus
grande source d’inspiration définissant les ténèbres et ce depuis la nuit des
temps. L’enfant en bas âge a très souvent peur (angoisses fortes) lorsque la
fatigue annonce le sommeil. Les parents jouent de diverses parades afin d’apaiser
ses angoisses et accompagner l’enfant progressivement vers la pente de
l’endormissement grâce à divers rituels du coucher (en racontant des histoires,
avec un attrape rêves dans la chambre, avec une petite veilleuse ou un dès les
premières nuits avec un mobile musical au-dessus de la tête). Cette angoisse qui précède notre sommeil est présente même chez
l’adolescent ou l’adulte et surtout chez les personnes âgées, qui par un
mécanisme de régression inconscient, se
replongent dans un état d’anxiété important. Je cite un extrait d’une étude
gérontologique qui nous expose clairement les différents mécanismes psychiques
cités précédemment :
« Comme
à tout âge de la vie, le vécu de la nuit peut être radicalement différent d’une
personne à une autre et est fortement imprégné de la subjectivité et de
l’histoire personnelle. Pour certains, le sommeil permettra de s’échapper de ce
qui est si douloureux le jour : son âge, ses incapacités, sa solitude, ses
douleurs, ses angoisses; pour d’autres, le noir va marquer l’approche du moment
de la confrontation avec tout ce qui est si difficile à vivre dans le grand âge
et qu’on oublie parfois un peu si le quotidien le permet, la nuit devenant
alors le moment d’une confrontation avec soi-même avant l’endormissement puis
avec son imaginaire dans le sommeil.
L’évocation
éventuelle de la mort à travers la position allongée dans le noir peut être
renforcée si la personne âgée est dépendante pour ses déplacements et se
retrouve donc « contrainte » dans un espace dont elle ne peut sortir seule voire
avec des barres autour de son lit.
Avec
l’avance en âge, on a de moins en moins confiance en ses capacités,
l’environnement peut être vécu comme dangereux, à risques parce que susceptible
entre autre de provoquer une chute; la présence des autres est parfois très
épisodique et la nuit, à domicile, souvent inexistante. En institution, le
sentiment de sécurité n’est pas forcément meilleur; en effet, si la présence de
veilleurs de nuit peut être rassurante, le risque éventuel d’incursions
d’autres résidents confus dans sa chambre, voire dans son lit représente une
violation intolérable de son intimité qui peut renvoyer à des peurs beaucoup
plus ancestrales, voire à des événements traumatiques. La sécurité nécessaire à
un bon sommeil est donc mise à mal. La peur de ne pas se réveiller peut
conduire la personne âgée à un état de veille susceptible d’être accompagné de
plaintes incessantes, de douleurs, d’une aggravation des symptômes habituels,
de gêne dans les jambes, de difficultés respiratoires, de déambulation… Comme
souvent chez la personne âgée, la somatisation vient parler de ce qui ne peut
être verbalisé; le corps sert de support à l’expression de l’angoisse, du
mal-être, de la souffrance psychologique. Dans ce contexte, les intervenants de
nuit, tant à domicile qu’en institution, devraient être les garants d’un climat
sécurisant et d’une écoute bienveillante pour que les angoisses, l’agitation de
l’esprit puissent être éventuellement partagées. Afin que le sommeil puisse
jouer pleinement son rôle réparateur, une attention particulière devrait être
portée au confort matériel, sensoriel et psychique et à la restauration ou au
maintien de rituels préparatoires au sommeil. Comme chez les enfants ou chez
toute personne en situation de fragilité, les pratiques rituelles autour de la
prise d’une tisane (ou du somnifère !), de l’extinction de la lumière par une
personne familière, du verre d’eau posé à côté du lit « pour le cas où… », ont
une fonction d’apaisement face à l’angoisse de la séparation et de la
solitude »(1).
Je
vais reprendre quelques passages de cet extrait pour en faire un rapprochement
psychanalytique :
1- « le
sommeil permettra de s’échapper de ce qui est si douloureux le jour » :
c’est un refoulement contrôlé par la conscience, du moins un évitement
recherché de manière consciente. Le sujet va se coucher tôt ou parfois
s’endormir plusieurs fois dans la journée sachant que d’après une étude de l’Unité
Cognitivo-comportementale de Toulouse, la somnolence excessive dans la journée
peut concerner jusqu’à 30% des plus de 65 ans. (comme nous pouvons aussi le
voir chez des sujets dépressifs) afin de bénéficier d’une « coupure »
du flux conscient. Dans le cas présent concernant la gérontologie, l’usure du
temps ressentie par le sujet et devenue insupportable (souvent accompagnée de
solitude, de pertes et de retours du refoulé) et l’état de sommeil permet une
récupération physique dans le sens où l’utilisation des mécanismes de défense
durant la journée est très coûteuse en énergie. Mais, pour la plupart des
sujets âgés, ce sommeil est difficile et de courte durée.
(1)
Gérontologie
et société 2006/1 (vol. 29 / n° 116), pages 109 à 118
Freud nous dit que le rêve est le gardien du
sommeil et nous voyons bien dans le schéma ci-dessus (étude du CHU de Toulouse)
que le sommeil est réduit de moitié après 30 ans comparativement à la période
de la naissance. Donc le rêve garde considérablement moins bien le sommeil
après 30 ans et encore bien moins à un âge avancé. J’en déduis donc que les
censures, permettant de protéger les instances psychiques, s’affaiblissent avec
l’âge et que l’accumulation d’expériences dans le temps ne parvient pas à être
contenue (souvenirs et affects) par les divers mécanismes de défense utilisés.
Les personnes âgées sont souvent réveillées par des symptômes d’anxiété ou d’angoisse
durant la nuit ou au matin très tôt, Freud définissant cela comme des
« terreurs nocturnes ».
2-
« le
noir va marquer l’approche du moment de la confrontation avec tout ce qui est
si difficile à vivre dans le grand âge ».
Ce qui est difficile à vivre, autre que la
difficulté liée au corps et à l’usure cellulaire, est très certainement
l’accumulation incessante d’un refoulement pulsionnel tout au long d’une vie -
mais aussi l’accumulation d’expériences, de remises en question, de réflexions,
de souvenirs soit la matière du temps passé, d’un temps perdu à jamais, comme
Léo Ferré l’écrit «avec le temps tout s’évanouit». En d’autres termes la
pression qu’exerce le « barrage » de l’inconscient, prêt à céder,
déborde de plus en plus, les années passantes, pour se déverser lors du sommeil
dans un lac devenu un marécage sombre et
glacial. Alors il est évident que
le sujet âgé, ne pouvant plus bénéficier d’un travail du rêve efficace, ne
profite plus d’un sommeil apaisant. Et je rajoute que dans ce schéma de régression
à une position infantile, le sujet
concerné est souvent isolé et ne bénéficie plus d’un accompagnement
« rituélique » qu’il a connu enfant (ce qui peut expliquer la
renonciation du sujet à aller se coucher).
3- « L’évocation
éventuelle de la mort à travers la position allongée dans le noir peut être
renforcée si la personne âgée est dépendante ». Nous voilà plongés au cœur du travail de
Freud dans sa deuxième conception des formes pulsionnelles présentée dans
« Au-delà du principe de plaisir en 1920 ». Freud conçoit en opposition à la pulsion de
vie, une pulsion qui tend à ramener
l’être vivant à un état anorganique : la pulsion de mort. Nous l’avons
vu précédemment, le sujet âgé régresse afin de diminuer ses tensions – mais à
la fois, ayant fait l’expérience négative liée aux satisfactions libidinales
dans le passé, aujourd’hui il s’en méfie et s’oppose au principe de plaisir
grâce à cette pulsion de mort donnant naissance à un conflit psychique (pulsion
de vie / pulsion de mort).
Les pulsions de
mort ont deux orientations possibles : soit elles sont dirigées vers le
sujet lui-même (dans notre cas de gériatrie, le sujet va se faire du mal, ne
plus se nourrir, vouloir mourir) et l’on parlera de pulsion d’auto destruction
– soit elles sont dirigées vers l’extérieur (agressivité, démence, violence) et
l’on parlera ici de pulsions d’agression. Nous voyons bien ici l’importance du
mécanisme psychique opéré par le travail du rêve qui nous permet non seulement
de maintenir le sommeil mais aussi de
maintenir un niveau satisfaisant de pulsion de vie liant avec elles les
pulsions d’autoconservation, essentielles à notre évolution. Il me semble fatal que le sujet âgé cède à
ses pulsions de mort, ne pouvant plus accéder au plaisir et laissant ainsi le
déplaisir gagner son quotidien – car son corps fragile et faible l’éloigne
progressivement du rêve et ce qui illustre bien cela est le jeu de la bobine où
l'enfant remet en scène une situation déplaisante de manière à en acquérir la
maîtrise, de sorte qu'au final le jeu est pour lui un moyen de diminuer le
déplaisir associé à cette situation. Mais quand le sujet est trop âgé pour
jouer alors la répétition n’est plus que déplaisir et pourtant il y a une
recherche de plaisir via ses pulsions de mort! Simplement car le sujet, de
manière inconsciente, désire atteindre un niveau de tension faible - et Freud dans
« Au-delà du principe de plaisir » parvient à la conclusion
paradoxale que principe de plaisir et pulsion de mort ne s'opposent pas, ne
sont pas contraires : dans la mesure en effet où le plus bas niveau de tension
(niveau que le principe de plaisir veut atteindre) correspond en définitive à
l'état de repos du non-vivant, le principe de plaisir est au service de la
pulsion de mort : "compulsion
de répétition et satisfaction pulsionnelles aboutissant directement au plaisir
semblent ici se recouper en une intime association"(1).
La notion de temporalité est forte, dans le
sens où un être vivant vient au monde, accumule des expériences et tente de
refouler un maximum de représentations des pulsions tout au long de sa vie - et
puis quand par exemple le travail onirique s’enraille,
l’angoisse qui nous a accueilli à la naissance nous accompagne de
nouveau, pour nous ramener à cet état anorganique du commencement. Le temps n’aura ainsi jamais existé d’un
point de vu psychique de l’inconscient car le début est la fin, là où deux
mouvements circulent dans le sens opposé : l’un avance vers la mort,
l’autre régresse vers l’inexistant. C’est
à ce moment, quand la fin approche, que le sujet désinvestit progressivement le
principe de réalité, pour investir dans ses pulsions de mort et retrouver le
plaisir. Et je cite à nouveau Léo Ferré « Avec le temps, […] on se sent
glacé dans un lit de hasard ».
(1)
Au-delà
du principe de plaisir, Freud 1920
4-
« le sentiment de sécurité n’est pas
forcément meilleur; en effet, si la présence de veilleurs de nuit peut être
rassurante, le risque éventuel d’incursions d’autres résidents confus dans sa
chambre, voire dans son lit représente une violation intolérable de son
intimité qui peut renvoyer à des peurs beaucoup plus ancestrales, voire à des
événements traumatiques ».
Je
vais finir cette étude de l’extrait « Gérontologie
et société »
avec ce passage qui nous présente deux pathologies
névrotiques distinctes : la psychonévrose phobique et la névrose
traumatique. Le travail du rêve a une place importante ici, il est un
dénominateur commun qui va nous faire comprendre la difficulté du dormeur à dormir.
Commençons par « les peurs […] ancestrales ». Je précise ici que mon
approche du mot « ancestral » est une approche ontogénétique et non
pas phylogénétique – simplement pour se rapprocher de la pensée Freudienne
« La préhistoire infantile doit primer sur la préhistoire
ancestrale »(1). Dans l’hystérie d’angoisse, l’angoisse est fixée sur un
objet extérieur qualifié de phobique, c’est une angoisse exogène. Le sujet à peur de ses pulsions qu’il nie et
qu’il projette sur un autre objet extérieur, devenant ainsi un objet chargé
d’angoisses. Cet objet oriente donc l’hystérie d’angoisse vers une phobie et la
libido est libérée en angoisse (et non pas convertie comme dans l’hystérie de
conversion). Ce qui est intéressant ici c’est que le symptôme principal de la
névrose de transfert est l’angoisse – et équivaut au contenu manifeste du rêve.
Donc la pulsion refoulée via la phobie est lourdement présente dans le contenu
manifeste et comme le rêveur âgé ne maintient plus le refoulement alors le
réveil est provoqué par une censure inefficace, c’est le rêve d’angoisse.
Concernant les « événements traumatiques », nous allons nous orienter
maintenant vers la névrose traumatique, qui elle aussi a une forte connexion
avec le travail du rêve. Un traumatisme est un évènement qui survient de
manière inattendue et non anticipée et qui représente une menace extrême sur la
vie du sujet. Je reprends l’étude de l’Esquisse,
où une grande partie d’information exogène (une quantité) se présente
soudainement aux portes de l’appareil psychique et submerge à grande vitesse le
psychisme du sujet (défaut de fonctionnement du par excitation). Puis une
ramification se met en place et dissous en plusieurs circuit l’expérience liée
à une notion de mort. « Le traumatisme est puissant parce qu’il n’y a pas
de montée progressive d’angoisse qui prépare le choc, totalement imprévu :
c’est l’effet de surprise auquel les défenses du moi ne sont pas préparées. Il
y a alors incapacité à réguler le choc émotionnel »(2).
(1)
S. Freud, 1914-1915, p. 94-95 - La phylogenèse
et la question du transgénérationnel
(2)
David Benhaïm. Métapsychologie niveau 1, Éric
Ruffiat – P 126.
Mais
un choc émotif intense peut être due à une interprétation anormale du monde
extérieur ou bien d’une excitation androgène trop puissante par exemple l’angoisse de castration, angoisse
signal à visée protectrice est remplacée dans ce nouveau paradigme par
l’Hilflosigkeit – la détresse du nourrisson qui désigne la paralysie du sujet
face à une effraction quantitative, véritable effroi d’origine externe ou
interne. La traduction clinique de ce modèle est cette névrose traumatique dont
le moteur est la compulsion de répétition et quoi de mieux pour répéter que le
travail onirique ! Lors de ce processus de ramification du traumatisme,
une partie de la quantité est immédiatement renvoyée vers l’extérieur mais une
grande partie se disperse dans l’appareil psychique et la seule échappée
psychique qui lui reste est le rêve, un espace où le sujet revit inlassablement
l’expérience inconsciemment. Jusque-là
tout peut sembler convenable d’un point de vue clinique – même si ce mécanisme
est coûteux en énergie et peut déclencher des symptômes post traumatiques. Mais dans notre cas
d’étude sur un sujet âgé, si le travail du rêve n’opère plus convenablement
comme nous l’avons vu précédemment, la charge émotionnelle liée au traumatisme
va outrepasser la censure et envahir par une forte angoisse l’instance de conscient
du sujet. Les mémoires traumatiques du sujet concerné étant plus accessibles,
il est évident que les moindres inquiétudes ou la simple impression
d’insécurité déclenchent, chez le sujet âgé, une défaillance somatique
accompagnée de symptômes d’anxiété et d’angoisse.
La
temporalité vient se placer une fois de plus et d’elle-même au centre du
symptôme d’angoisse, la distorsion du temps entre le monde extérieur - le corps
- le rêve – les instances (conscient et
inconscient) – la régression – le principe de plaisir et la pulsion de mort, a
cette particularité étrange de nous définir comme des immortels, des êtres
intemporels, Freud écrit :
“La mort propre est irreprésentable. Dans
l’inconscient, chacun de nous est convaincu de son immortalité”.
Et
je vais rebondir sur cette situation, après une semaine de confinement face à
la menace du COVID-19, une menace de mort dans une situation de guerre comme l’a
expliqué notre président de la république Française. En effet voilà une
semaine, six jours exactement, que la population est assignée à rester confinée
chez elle afin de contrôler au mieux la pandémie du coronavirus qui se répand à
grande vitesse à travers notre planète. Nous voilà aujourd’hui tous unis par un
dénominateur commun qui est chargé d’un symbole morbide et qui à la fois révèle
l’importance de la vie. Voilà un temps où notre psychisme est mis à rude
épreuve, où ce que l’on redoute et que l’on rejette depuis toujours s’approche
de nous sans délicatesse, la mort, celle dont parle Freud et qui nous est
irreprésentable. Le mot d’ordre de notre gouvernement est clair et consiste
simplement à rester chez soi et cela ne semble pas compris par un grand nombre
de citoyens. Car cette mort, cette menace ultime nous est irreprésentable,
notre mémoire ne peut pas se souvenir d’une extinction massive de la
population, où les cadavres sont empilés dans la rue, simplement car nous
n’avons jamais rien vécu de tel (à l’échelle mondiale). Et Monsieur Macron a
employé le mot « guerre » car dans notre mémoire collective, les seuls
évènements pouvant faire résonner la dangerosité de cette situation sont les
deux dernières guerres mondiales. Donc en effet il n’est pas représentable
consciemment
de projeter un scenario catastrophe car nous n’avons pas de références
disponibles dans nos expériences et nos souvenirs, soit aucune trace
traumatique nous mettant en alerte via divers symptômes psychiques et somatiques.
Par contre, je constate chez certains patients que les symptômes d’anxiété sont
très présents en ce moment, et ce depuis la mise en place du confinement. Cela
se comprend par une rupture des habitudes, des activités, de l’éloignement
social, qui laissent place dans le
silence parfois pesant à un retour du refoulé fortement lié à nos angoisses de
mort, que Freud identifie comme « un analogon de notre angoisse de
castration », et j’ajoute à cela une autre citation Freudienne « Toutes
les fois qu’il m’a été possible de pénétrer le mystère, j’ai constaté que le
malheur auquel le malade s’attendait n’était autre que la mort » (1). Donc les sujets anxieux face à cette situation de pandémie
répondent non pas à une vision consciente du risque sanitaire qui menace la
planète mais plutôt à une défiance des mécanismes de défenses affaiblies par la
situation actuelle. Et pour étayer cette
réflexion je prends pour exemple le non-respect d’un grand nombre de personne
concernant les consignes de confinement, en effet c’est ici que je souligne l’autre
partie de la citation précédente de Freud concernant la conviction de notre
inconscient qui fait de nous des êtres
immortels. D’un côté nous sommes effrayés à l’idée de mourir puis d’un autre
nous ne nous sentons pas concernés, la conscience subit le choc qui se
manifeste physiquement via une information provenant de l’inconscient – et en
même temps l’inconscient ne se sent plus concerné par cette information. Nous avons ici une collision psychique où
l’intemporel s’affronte avec le temporel
et lors de discussions téléphoniques en soutien psychologique avec des
patients, j’entends à chaque fois
« je n’ai plus la notion du temps en ce moment » ou bien « je
m’ennuie et mes idées ne sont plus claires ». Cette situation actuelle,
dans le cas où elle s’orienterait vers un scénario catastrophe (réel ou
complotiste), aura le même impact psychologique sur le travail onirique que l’a
révélé le travail de Charlotte Beradt (et je pense que ce travail pourrait être
renouvelé dans le cadre de cette pandémie mondiale). Pour en revenir au
comportement de certains, qui refusent de se confiner, je pense que c’est un
évitement tout du moins un mécanisme de refoulement veillant à baisser les symptômes d’angoisse.
Le confinement est un deuil, celui de notre vie d’avant avec une vision sur le
futur réduite au néant, avec une projection morbide refoulée depuis l’enfance.
Nos pulsions sont réduites à s’évanouir sans aucun compromis, sans bar, sans
restaurant, sans achats et la contrepartie est soit une augmentation des
tensions psychiques soit d’enfreindre les règles, le surmoi est ici mis à l’épreuve.
Une étude indique que le taux de prévalence du
moral négatif est de 73 % :
« Les auteurs de l’étude ont
compilé une vingtaine de travaux réalisés a posteriori, avec des personnes
ayant vécu des périodes de quarantaine : 388 soignants de Taiwan placés pendant
9 jours en quarantaine après avoir été exposés au SRAS en 2002-2003 ; 903
résidents d’un quartier de Hong Kong, foyer de contamination du SRAS, confinés
chez eux pendant des jours ; 1 161 Sierra-Léonais isolés dans leur village
exposé au virus Ebola en 2018 […]
(1)
Totem et
tabou – 1913
La conclusion des chercheurs n’incite
pas à l’optimisme : ils relèvent que « la plupart des études examinées ont
signalé des effets psychologiques négatifs », notamment des symptômes de stress
post-traumatique, de la confusion et de la colère. Selon certaines études, ces
effets résonneraient sur le long terme. Pour autant, « cela ne signifie pas que
la quarantaine ne doit pas être utilisée. Les effets psychologiques du
non-recours à la quarantaine, qui permettrait à la maladie de se propager,
pourraient être pires » (1).
Pour
conclure ce chapitre sur le rêve et la temporalité et refermer cette parenthèse
concernant la perception psychique de cet état d’urgence sanitaire que nous
traversons, je vais m’appuyer sur le travail de Freud concernant son analyse
d’après-guerre avec un texte de 1915 où il parle de la désillusion et de la
modification du rapport à la mort produite par les premiers mois du conflit (la
guerre de tranchées).
«
Et voilà que la guerre, à laquelle nous ne voulions pas croire, fit irruption
et apporta la désillusion. Elle n’est pas seulement plus sanglante et cause
plus de pertes qu’aucune des guerres antérieures en raison du puissant
perfectionnement des armes offensives et défensives mais elle est pour le moins
aussi cruelle, acharnée, impitoyable que toutes celles qui l’ont précédé [...]
elle renverse dans une rage aveugle tout ce qui lui barre le chemin comme si
après elle il ne devait y avoir parmi les hommes ni avenir ni paix » (2).
Il
est intéressant de souligner que si nos rêves sont un accomplissement de désirs
alors quels seront nos désirs après une période traumatique ? Il me
semble, de manière générale que les messages qui circulent sur les réseaux
sociaux depuis la mise en place du confinement, s’orientent progressivement
vers une prise de conscience majeure en terme d’écologie, des fausses valeurs
capitalistes, du pouvoir politique, les gens s’étonnent eux-mêmes qu’il est agréable
d’être chez soi ou que le télétravail semble plus confortable d’un point de vue technique et
familial. En éloignant un instant mon analyse sur l’aspect traumatique et
anxiogène du confinement (qui pour moi va s’estomper progressivement, au vu de
la mise en place de nouvelles habitudes de vie)
et en considérant l’impression « intemporelle » du moment, nous observons un rapprochement vers le
point zéro du temps, le moment présent, là où l’inconscient et la conscience
parviendraient enfin à s’accorder. Comme le souligne Freud dans ce passage
de « considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », il y a
une sorte de rite initiatique à l’échelle mondiale qui nous désillusionne, qui
parvient à rompre les barrages et qui nous plonge dans un futur sans avenir.
Mais nous parlons ici de quel avenir ? L’avenir d’une illusion ?
Celui où nos désirs sont freinés dans le seul but de préserver l’espèce humaine
et de construire un surmoi adapté au monde extérieur. Mais si ce monde
extérieur change, nous allons aussi
changer – nos frustrations aussi vont changer mais aussi et surtout nos
rêves ! Et nos rêves vont pouvoir à
nouveaux se projeter vers le monde extérieur, un monde nouveau qui va nous
offrir de nouvelles expériences plus douces et plus apaisantes.
(1) Charlotte David - Edité par : Emmanuel Ducreuzet.
https://destinationsante.com/covid-19-les-effets-psychologiques-du-confinement.html
(2) S. Freud, Considérations actuelles sur la
guerre et sur la mort, 1915.
Dans
son étude, Freud émet un instant l’hypothèse d’une organisation de notre
société sans religion ou sans domination de la masse en soulignant que nos
rêves sont des illusions – même s’il pense que ce mode de fonctionnement n’est
certainement pas le meilleur, il en conclut tout au moins, que c’est ce qu’il y
a de plus efficace en cet instant.
Aujourd’hui
le temps est ralenti, les humains sont connectés entre eux technologiquement
parlant, les religions font partie d’un temps presque révolu, le système
capitaliste est à bout de souffle - et si le travail de Freud nous décrivait
les bases d’un nouveau départ ? Freud, hérétique autoproclamé, nous
exhorte à remplacer le succès de nos refoulements par le résultat du travail
rationnel de l’esprit - les hommes « vivent le présent d’une façon pour ainsi
dire ingénue et sont incapables d’estimer ce qu’il apporte ; le présent doit
acquérir du recul c’est-à-dire être devenu le passé avant de pouvoir offrir des
points d’appui sur lesquels fonder un jugement relatif au futur » (1) et ce
temps est arrivé, le temps zéro.